WEBVTT 1 00:00:13.780 --> 00:00:19.140 Je vivais à New York à la fin des années 90 et au début de l’année 2000. 2 00:00:19.500 --> 00:00:24.040 Il y a une rétrospective d’environ 30, 35 films, puisqu’à l’époque, 3 00:00:24.240 --> 00:00:28.900 il n’en avait pas fait 45 ou 50, de son travail. 4 00:00:29.100 --> 00:00:34.040 Je ne connaissais pas du tout ces films, donc je les ai découverts en série, 5 00:00:34.340 --> 00:00:35.100 on pourrait dire. 6 00:00:35.300 --> 00:00:38.000 Ça fait un effet massif et monumental. 7 00:00:38.720 --> 00:00:42.640 Je me souviens cependant qu’en 2000, j’avais tout de suite eu une forme 8 00:00:42.840 --> 00:00:48.000 de scepticisme face à ce type de documentaire qui prétendait ne pas 9 00:00:48.200 --> 00:00:52.340 intervenir du tout sur ce qu’il filmait, qui prétendait que la présence de 10 00:00:52.540 --> 00:00:56.260 la caméra, de la perche, n’avait pas d’influence sur les 11 00:00:56.460 --> 00:00:57.480 gens que je voyais à l’écran. 12 00:00:57.680 --> 00:01:01.620 J’ai eu un premier mouvement de résistance, de recul, 13 00:01:01.820 --> 00:01:04.860 de scepticisme par rapport à son travail. 14 00:01:05.100 --> 00:01:09.220 Mais très vite, j’ai vu une table ronde, c’était au Lincoln Center de New York, 15 00:01:09.440 --> 00:01:11.300 à laquelle je crois il participait. 16 00:01:11.500 --> 00:01:13.140 En tout cas, il y avait plusieurs critiques. 17 00:01:13.620 --> 00:01:16.700 Je me suis donc lancée dans une réflexion sur ces films que sinon, 18 00:01:16.900 --> 00:01:19.480 j’aurais peut-être vu de manière plus passive. 19 00:01:28.060 --> 00:01:32.720 Bien sûr que Frederick Wiseman n’aurait pas pu filmer comme il filme s’il 20 00:01:32.920 --> 00:01:36.180 n’y avait pas eu cette révolution technique, donc esthétique, 21 00:01:36.380 --> 00:01:41.060 du cinéma direct, à savoir la possibilité d’avoir une caméra assez 22 00:01:41.260 --> 00:01:44.800 légère, 16 mm mobile, et un son synchrone. 23 00:01:45.240 --> 00:01:49.220 Ça se passe au tournant des années 60, au début des années 60. 24 00:01:49.900 --> 00:01:53.080 Frederick Wiseman va commencer à tourner plutôt à la fin des années 60, 25 00:01:53.420 --> 00:01:56.960 il a déjà cet équipement à disposition. 26 00:01:57.660 --> 00:02:01.360 La différence c’est que, me semble-t-il, dans les sujets 27 00:02:01.560 --> 00:02:05.740 qu’il choisit, il ne va pas vers les vedettes, il ne va pas vers 28 00:02:05.940 --> 00:02:10.440 l’exceptionnel, vers un politicien connu, c’est l’exemple de Primary 29 00:02:10.640 --> 00:02:16.220 de Richard Leacock, vers l’exception, vers le sensationnalisme. 30 00:02:16.420 --> 00:02:22.180 Il veut filmer le quotidien, trouver une temporalité propre et 31 00:02:22.380 --> 00:02:26.080 travailler quand même beaucoup plus, sans doute que certains documentaristes 32 00:02:26.280 --> 00:02:27.420 du cinéma direct, au montage. 33 00:02:28.420 --> 00:02:34.340 Le temps qu’il consacre au montage, qui avoisine une année, 34 00:02:34.740 --> 00:02:40.200 plutôt huit, neuf mois, est une part très importante de 35 00:02:40.400 --> 00:02:43.700 la construction d’une sorte d’architecture qu’il arrive à trouver 36 00:02:45.360 --> 00:02:48.960 de manière pas forcément lisible pour nous, spectateurs, 37 00:02:49.160 --> 00:02:52.240 quand on regarde le film, quand on le voit pour la première fois, 38 00:02:52.440 --> 00:02:57.340 mais qui est tout de même un dessein très affirmé en réalité, 39 00:02:57.680 --> 00:02:58.600 même s’il est un peu caché. 40 00:02:59.100 --> 00:03:03.020 On pourrait dire que le premier geste de Frederick Wiseman d’aller 41 00:03:03.220 --> 00:03:07.860 tourner dans un hôpital psychiatrique pénitentiaire du Massachusetts, 42 00:03:08.980 --> 00:03:12.780 où il avait déjà emmené ses étudiants quand il était professeur de droit 43 00:03:12.980 --> 00:03:19.220 à l’université, vient d’un rapport au monde, d’une envie de témoigner 44 00:03:19.420 --> 00:03:23.980 d’une situation scandaleuse, d’un traitement de cruauté fait 45 00:03:24.180 --> 00:03:24.940 aux détenus. 46 00:03:25.240 --> 00:03:29.720 On voit bien qu’il y a un geste politique dans ce témoignage filmé. 47 00:03:30.480 --> 00:03:34.320 En réalité, une fois qu’il tombe dans la marmite cinéma, 48 00:03:34.540 --> 00:03:40.220 son attitude change et il y a beaucoup moins un geste militant ou mu par 49 00:03:40.420 --> 00:03:44.420 une idéologie, fut-elle politique et bien intentionnée. 50 00:03:44.740 --> 00:03:49.200 Dès son troisième film Law and Order où il est embarqué dans une voiture 51 00:03:49.400 --> 00:03:53.360 de patrouille de police, on voit que les choses ne sont pas 52 00:03:53.560 --> 00:03:57.660 aussi simples, on n’est pas forcément du côté des victimes ou des bourreaux. 53 00:03:57.880 --> 00:04:03.060 On ne pourra pas avoir un contenu discursif au documentaire. 54 00:04:05.440 --> 00:04:12.240 Ces films viennent d’une curiosité envers le monde, comment les relations 55 00:04:12.440 --> 00:04:16.020 entre les gens fonctionnent à l’intérieur d’institutions, 56 00:04:16.220 --> 00:04:19.980 à l’intérieur de lieux où des gens travaillent ensemble pendant un 57 00:04:20.180 --> 00:04:24.440 long temps, mais en même temps, il y a une dynamique propre au cinéma, 58 00:04:24.640 --> 00:04:27.620 propre aux moyens du cinéma, qui très vite va s’installer dans 59 00:04:27.820 --> 00:04:28.580 son travail. 60 00:04:36.300 --> 00:04:39.840 Il me semble que Frederick Wiseman allait au cinéma enfant, 61 00:04:40.240 --> 00:04:43.960 qu’il voyait plusieurs films le samedi après-midi, puisqu’aux États-Unis 62 00:04:44.160 --> 00:04:47.840 c’était comme ça, on enchaînait plusieurs films, avec aussi une 63 00:04:48.040 --> 00:04:51.280 bande d’actualités puisqu’il n’y avait pas encore la télévision, 64 00:04:51.840 --> 00:04:53.340 elle s’est répandue plus tard. 65 00:04:54.220 --> 00:04:58.400 Il y a deux choses, il y a une première haine des actualités filmées. 66 00:04:58.600 --> 00:04:59.360 Pourquoi ? 67 00:04:59.560 --> 00:05:03.600 À cause de la voix off qui guide complètement ce qu’il faut penser, 68 00:05:04.020 --> 00:05:07.960 guide le spectateur sur ce qu’il faut penser de ce qui se passe dans 69 00:05:08.160 --> 00:05:08.920 le monde. 70 00:05:09.120 --> 00:05:12.760 Cette voix off très présente, très nasillarde, très vite, 71 00:05:13.000 --> 00:05:15.320 Wiseman ne l’a pas supporté. 72 00:05:16.180 --> 00:05:20.700 Son cinéma sans voix off, sans commentaire, avec uniquement 73 00:05:20.900 --> 00:05:25.080 la réalité qui est filmée, cadrée et montée par la suite, 74 00:05:25.360 --> 00:05:28.380 s’inspire de cette sorte de détestation de l’enfance. 75 00:05:28.600 --> 00:05:34.700 L’autre chose, c’est le cinéma classique hollywoodien, les comédies. 76 00:05:34.900 --> 00:05:40.040 Il dit souvent que ses films préférés sont ceux des Marx Brothers. 77 00:05:40.480 --> 00:05:45.200 C’est vrai que ce sens de l’absurde, de l’humour, de la comédie, 78 00:05:45.400 --> 00:05:47.520 y compris dans des situations qui peuvent être tragiques, 79 00:05:47.720 --> 00:05:52.080 on le retrouve à un certain niveau dans son cinéma, de même que dans 80 00:05:52.280 --> 00:05:56.020 ce qui nous apparaît comme du documentaire pur, il me semble que 81 00:05:56.220 --> 00:05:58.860 Wiseman cherche quelque chose de romanesque. 82 00:05:59.120 --> 00:06:06.600 Il cherche le suc dramaturgique de la vie à l’intérieur de situations 83 00:06:06.800 --> 00:06:09.640 qui peuvent être des situations de pouvoir, de tension, 84 00:06:10.000 --> 00:06:13.060 d’exercice d’une hiérarchie sur quelqu’un. 85 00:06:13.260 --> 00:06:18.360 Elles peuvent être en réalité tragiques, mais il arrive toujours à les recomposer 86 00:06:18.560 --> 00:06:22.060 pour nous faire saisir ce qu’il y a de romanesque dans le quotidien 87 00:06:22.260 --> 00:06:23.020 le plus banal.    88 00:06:28.760 --> 00:08:19.500 (langue étrangère)    Dans High School, 89 00:08:44.280 --> 00:09:41.060 on est en 1968, mais on ne dirait pas, 90 00:09:41.260 --> 00:09:45.840 parce qu’on est à l’intérieur d’un lycée de la bourgeoisie blanche 91 00:09:46.040 --> 00:09:48.300 des alentours de Philadelphie. 92 00:09:49.160 --> 00:09:52.800 Nous assistons à différents cours ou à différentes interactions dans 93 00:09:53.000 --> 00:09:58.380 les bureaux avec du personnel du lycée, des interactions entre les élèves 94 00:09:58.580 --> 00:10:01.240 et ce personnel, les élèves et les professeurs, les élèves et les parents. 95 00:10:01.920 --> 00:10:06.540 Dans l’extrait que je trouve marquant, une dame, qui est un peu le couteau 96 00:10:06.740 --> 00:10:11.560 suisse du lycée, donne un cours de maintien à des jeunes femmes 97 00:10:11.760 --> 00:10:15.940 à qui elle a demandé de confectionner leur propre tenue, qui font devant 98 00:10:16.140 --> 00:10:20.420 elle une sorte de défilé de mode, mais d’abord elle leur montre comment 99 00:10:20.620 --> 00:10:25.360 marcher, comment se tenir pour être une femme digne de ce nom. 100 00:10:26.480 --> 00:10:29.500 Ce qu’on voit d’abord, c’est le conditionnement des corps 101 00:10:29.700 --> 00:10:34.940 des jeunes filles et la façon dont un genre est assigné très nettement 102 00:10:35.140 --> 00:10:37.980 aux élèves de ce lycée qui est pourtant un lycée mixte. 103 00:10:38.920 --> 00:10:44.420 On leur dit comment se comporter, avec, ce qui nous apparaît aujourd’hui 104 00:10:44.620 --> 00:10:47.700 comme un discours qu’on entend encore beaucoup, celui du développement 105 00:10:47.900 --> 00:10:48.660 personnel. 106 00:10:48.980 --> 00:10:52.480 On peut dire des choses très cruelles, même sur l’apparence physique de 107 00:10:52.680 --> 00:10:57.240 ces jeunes filles, mais c’est pour leur bien, c’est pour leur développement 108 00:10:57.440 --> 00:10:58.200 personnel. 109 00:10:58.780 --> 00:11:02.660 Il y a une forme de violence qui s’exerce à bas bruit dans le lycée 110 00:11:02.860 --> 00:11:06.060 à travers ce type d’autorité d’une génération sur une autre. 111 00:11:06.260 --> 00:11:09.620 Mais comme tout film de Wiseman, High School peut toujours se lire 112 00:11:09.820 --> 00:11:10.580 à plusieurs niveaux. 113 00:11:11.060 --> 00:11:14.560 Ce qu’on voit là dans la façon dont cette femme, dans un premier temps, 114 00:11:14.800 --> 00:11:20.700 commente le défilé, puis monte elle-même sur scène, et de la position de 115 00:11:20.900 --> 00:11:25.360 spectatrice, devient actrice, dans la façon dont elle accepte 116 00:11:25.560 --> 00:11:29.520 d’incarner une jeune fille alors qu’elle sait et qu’elle concède 117 00:11:29.720 --> 00:11:35.240 que son corps à elle est un corps vieillissant, gros, rend tout de 118 00:11:35.440 --> 00:11:38.760 suite les choses beaucoup plus complexes, rend aussi cette professeure 119 00:11:38.960 --> 00:11:39.720 beaucoup plus sympathique. 120 00:11:40.880 --> 00:11:44.540 On voit là, la complexité qui intéresse Wiseman dans tous ses films. 121 00:11:45.100 --> 00:11:50.340 Ça me fait penser aussi à une anecdote biographique qu’il a lui-même livrée, 122 00:11:50.560 --> 00:11:55.140 à savoir que quand il était petit, sa mère revenait du travail et racontait 123 00:11:55.340 --> 00:11:58.640 sa journée, les différentes personnes avec qui elle avait parlé, 124 00:11:58.840 --> 00:12:03.640 en les imitant, en faisant une imitation physique de ces gens, 125 00:12:03.840 --> 00:12:04.640 apparemment très drôle. 126 00:12:04.840 --> 00:12:08.980 D’une certaine façon, ça m’a fait réfléchir sur ce qu’est 127 00:12:09.180 --> 00:12:13.960 le documentaire, à savoir, il y a une bizarrerie à enregistrer 128 00:12:14.160 --> 00:12:16.880 la vie telle qu'elle va, et à croire que ça peut intéresser, 129 00:12:17.080 --> 00:12:20.920 ça peut devenir romanesque, mais de fait, simplement le fait 130 00:12:21.120 --> 00:12:26.600 d'enregistrer, de monter et de projeter, de représenter le réel, 131 00:12:26.820 --> 00:12:28.320 crée un spectacle. 132 00:12:29.080 --> 00:12:33.800 On le voit en l'occurrence dans cette interaction où une spectatrice 133 00:12:34.000 --> 00:12:38.980 devient ensuite actrice et metteuse en scène par la même occasion. 134 00:12:39.840 --> 00:12:42.980 Il y a un autre niveau dans cette séquence. 135 00:12:43.280 --> 00:12:47.120 Je me suis dit que le commentaire que se permettait de faire cette 136 00:12:47.320 --> 00:12:51.280 femme sur ces jeunes filles qui défilent et qui s'exposent physiquement 137 00:12:51.480 --> 00:12:58.180 aux autres, faisait aussi penser au commentaire off qu'il peut y 138 00:12:58.380 --> 00:13:02.120 avoir dans certains documentaires, et dont Weizmann a toujours dit 139 00:13:02.320 --> 00:13:07.560 qu'il détestait ça puisqu'on impose, en post-production, des idées, 140 00:13:07.760 --> 00:13:10.580 un discours sur des images qui ont été tournées. 141 00:13:11.080 --> 00:13:14.760 D'une certaine façon, cette figure un peu maternelle, 142 00:13:15.020 --> 00:13:21.200 mais aussi un peu paternaliste, me semble une figure très emblématique 143 00:13:21.400 --> 00:13:27.080 de l'ambivalence humaine, qui est à la fois aimée et maléfique, 144 00:13:27.300 --> 00:13:30.920 d'une certaine façon, et que le cinéma de Weizmann arrive 145 00:13:31.120 --> 00:13:32.680 à restituer dans toute sa richesse. 146 00:13:40.800 --> 00:13:43.880 Frederick Weizmann, qui est un grand lecteur, s'est très tôt intéressé 147 00:13:44.080 --> 00:13:44.840 au théâtre. 148 00:13:45.040 --> 00:13:47.560 Il est même venu séjourner à Paris dans les années 50. 149 00:13:47.760 --> 00:13:49.800 Il a rencontré Samuel Beckett. 150 00:13:50.000 --> 00:13:52.840 Il allait beaucoup au théâtre, il va encore beaucoup au théâtre, 151 00:13:53.040 --> 00:13:56.740 donc le théâtre lui-même, c'est une forme qui l'intéresse. 152 00:13:58.060 --> 00:14:02.080 De manière plus marquée, à partir du milieu des années 90, 153 00:14:02.420 --> 00:14:07.100 dans son cinéma, on a vu arriver non plus des institutions au sens 154 00:14:07.820 --> 00:14:12.400 administratif qu'on connaissait dans son cinéma des années 70, 155 00:14:12.600 --> 00:14:17.140 80, mais vraiment des lieux de spectacle, des lieux d'art vivant, 156 00:14:17.340 --> 00:14:24.500 que ce soit Ballet, son film de 1995 sur une troupe américaine de 157 00:14:24.700 --> 00:14:28.340 danse classique, que ce soit La Comédie-Française ou L'Amour joué, 158 00:14:28.540 --> 00:14:29.900 son film de 1996. 159 00:14:30.620 --> 00:14:33.660 Il a tourné par la suite au Crazy Horse, par exemple, à Paris. 160 00:14:33.860 --> 00:14:36.240 Les exemples se sont multipliés. 161 00:14:36.440 --> 00:14:37.540 Il a aussi tourné à l'Opéra de Paris. 162 00:14:38.340 --> 00:14:42.960 On voit que dans ces situations de représentation, de spectacle, 163 00:14:43.360 --> 00:14:46.620 l'intéresse véritablement l'œuvre, c'est-à-dire qu'il a un œil pour 164 00:14:46.820 --> 00:14:49.380 la chorégraphie, pour le théâtre, et l'intéresse aussi, 165 00:14:49.580 --> 00:14:57.520 à un autre niveau, le fait que cette situation est métaphorique ou 166 00:14:57.720 --> 00:15:01.240 allégorique de tous les rapports humains, c'est-à-dire que oui, 167 00:15:01.440 --> 00:15:04.100 dans la société, chacun joue un rôle plus ou moins bien, 168 00:15:04.300 --> 00:15:08.300 chacun est plus ou moins apte à être un bon acteur ou à prendre 169 00:15:08.500 --> 00:15:15.120 plusieurs rôles, cette dimension de théâtralité du quotidien l'intéresse. 170 00:15:15.660 --> 00:15:19.040 De manière plus précise, dès son tout premier film, 171 00:15:19.260 --> 00:15:22.680 Titicut Follies, il tient à mettre une scène de spectacle. 172 00:15:23.200 --> 00:15:26.900 Alors qu'il filme dans un hôpital psychiatrique pénitentiaire, 173 00:15:27.100 --> 00:15:31.240 il va montrer comment les gens font un spectacle sur scène, 174 00:15:31.440 --> 00:15:32.960 se déguisent, font de la musique. 175 00:15:33.260 --> 00:15:35.880 D'ailleurs, le titre du film, Titicut Follies, c'est le titre 176 00:15:36.080 --> 00:15:36.840 du spectacle. 177 00:15:37.360 --> 00:15:42.340 Souvent, dans ces films qui sont tournés, que ce soit dans un hôpital 178 00:15:42.540 --> 00:15:46.400 ou dans un lieu d'enseignement, il y a toujours un moment où les 179 00:15:46.600 --> 00:15:47.360 gens aiment faire spectacle. 180 00:15:47.600 --> 00:15:51.580 On pourrait dire peut-être les Américains en particulier aiment 181 00:15:51.780 --> 00:15:54.620 ce moment de représentation, ce moment presque carnavalesque 182 00:15:54.820 --> 00:16:01.360 où ils sont autorisés à externaliser des identités, à jongler avec elles. 183 00:16:02.660 --> 00:16:05.680 Il me semble que tout le cinéma de Weizmann cherche cela, 184 00:16:06.000 --> 00:16:10.920 à l'intérieur d'une situation, faire émerger une forme de théâtralité. 185 00:16:20.580 --> 00:16:23.100 Il me semble que ce qui intéresse Weizmann, c'est le politique, 186 00:16:23.780 --> 00:16:29.040 la façon dont les gens sont organisés en communauté, que ce soit un petit 187 00:16:29.240 --> 00:16:33.560 village du Maine, par exemple dans Belfast, Maine, ou que ce soit une 188 00:16:33.760 --> 00:16:37.140 ville comme Boston, dans City Hall, où il filme à l'intérieur de la 189 00:16:37.340 --> 00:16:42.220 mairie de Boston, et où il suit aussi le maire dans différents endroits 190 00:16:42.420 --> 00:16:43.180 de la ville. 191 00:16:43.620 --> 00:16:46.060 Ce qui l'intéresse, c'est comment les gens font société, 192 00:16:46.400 --> 00:16:50.000 font communauté, par quelles règles et par quelles interactions tout 193 00:16:50.200 --> 00:16:54.880 cela peut tenir, tout cela peut élaborer des règles qui fonctionnent 194 00:16:55.080 --> 00:16:56.540 plus ou moins bien pour les uns et les autres. 195 00:16:57.640 --> 00:17:02.680 Ce qui veut dire qu'il y a un rapport avec les très longues scènes de parole, 196 00:17:03.000 --> 00:17:05.760 les très longues séquences de parole à l'intérieur de ses films. 197 00:17:05.960 --> 00:17:10.140 Je ne connais pas d'autres cinéastes qui montent une séquence aussi longue 198 00:17:10.340 --> 00:17:14.800 que certaines scènes qu'on trouve dans Welfare, son film de 1975 dans 199 00:17:15.000 --> 00:17:19.620 un centre d'aide sociale new-yorkais, ou dans At Berkeley, son film sur 200 00:17:19.820 --> 00:17:23.880 l'université américaine de la côte Ouest au milieu des années 2000. 201 00:17:26.240 --> 00:17:31.180 Insister sur la parole, voire déséquilibrer ses films en 202 00:17:31.380 --> 00:17:34.860 se focalisant sur des situations de parole, c'est remettre en cause, 203 00:17:35.200 --> 00:17:39.720 remettre sur le tapis la question de la démocratie, notamment la question 204 00:17:39.920 --> 00:17:43.640 de la démocratie telle que l'Amérique a essayé de la concevoir, 205 00:17:43.900 --> 00:17:47.280 tels que d'autres cinéastes beaucoup plus classiques, comme Frank Capra, 206 00:17:48.060 --> 00:17:50.140 l'ont aussi mise en jeu dans des fictions. 207 00:17:51.500 --> 00:17:55.000 Il y a des principes, il y a des grandes idées démocratiques, 208 00:17:55.200 --> 00:17:57.920 mais comment, de manière beaucoup plus pratique et pragmatique, 209 00:17:58.120 --> 00:18:01.840 elles sont abordées tous les jours, elles sont corrompues tous les jours, 210 00:18:02.040 --> 00:18:04.120 elles sont remises sur le métier. 211 00:18:04.320 --> 00:18:08.380 Là-dedans, la parole n'est pas seulement un outil de pouvoir de ceux qui 212 00:18:08.580 --> 00:18:13.220 dominent et qui peuvent ériger des lois et de l'arbitraire envers les 213 00:18:13.420 --> 00:18:16.660 gens qu'ils dominent, c'est aussi une possibilité de négocier, 214 00:18:16.880 --> 00:18:22.140 une possibilité, par la parole, d'essayer de récupérer un pouvoir, 215 00:18:22.340 --> 00:18:27.000 même quand on est assigné à une place défavorisée à l'intérieur 216 00:18:27.200 --> 00:18:27.960 de la société. 217 00:18:28.900 --> 00:18:33.960 Des films récents, comme City Hall, le montrent, arrivent à saisir chez 218 00:18:34.160 --> 00:18:38.560 des gens qui, a priori, ne sont pas éduqués pour parler, 219 00:18:38.900 --> 00:18:42.280 tout à coup, on voit des prises de parole absolument flamboyantes. 220 00:18:42.580 --> 00:18:47.440 Weizmann est là pour les enregistrer puisque c'est lui qui fait le son 221 00:18:47.640 --> 00:18:49.780 dans ces films et qui donc tient la perche. 222 00:18:58.260 --> 00:19:01.580 Quand on voit un film de Weizmann et qu'ensuite on sait qu'on a à 223 00:19:01.780 --> 00:19:06.700 écrire un texte, il y a une sorte de vertige qui me ramène au vertige 224 00:19:06.900 --> 00:19:10.600 de ce qu'est un documentaire, pourquoi il y aurait un film à partir 225 00:19:10.800 --> 00:19:14.900 d'une expérience que je peux faire sans la caméra qui est celle du réel, 226 00:19:15.100 --> 00:19:21.580 pourquoi doubler le réel d'un film, d'une doublure enregistrée. 227 00:19:21.780 --> 00:19:28.120 Ça paraît bête, mais ça nous ramène à l'essence du cinéma documentaire. 228 00:19:28.320 --> 00:19:32.740 Ce vertige, je l'ai à chaque fois que je vois un nouveau film de Frédéric 229 00:19:32.940 --> 00:19:33.700 Weizmann. 230 00:19:33.900 --> 00:19:38.160 C'est aussi le vertige d'un cinéma qui me donne l'impression d'être 231 00:19:38.360 --> 00:19:43.360 un imagier, un cinéma qui redéfinit chaque objet du monde, 232 00:19:43.580 --> 00:19:48.720 chaque relation, qui la reprend à la fois de manière particulière. 233 00:19:48.920 --> 00:19:52.480 Quand il filme en Amérique ou quand il filme en France, c'est très américain 234 00:19:52.680 --> 00:19:53.440 ou très français. 235 00:19:53.660 --> 00:19:56.700 Dernièrement il a filmé chez les Troisgros dans leur restaurant, 236 00:19:57.060 --> 00:19:59.480 c'est extrêmement français. 237 00:20:01.620 --> 00:20:05.060 En même temps, il y a cet autre niveau qui est un niveau d'universalité 238 00:20:05.260 --> 00:20:08.480 où les gens ne sont pas des personnages, on retient à peine leur nom, 239 00:20:08.700 --> 00:20:12.680 ils n'ont pas de psychologie, mais ils tiennent comme des figures. 240 00:20:12.880 --> 00:20:18.040 À chaque fois, c'est comme un imagier 241 00:20:18.240 --> 00:20:20.660 du monde qui est déplié devant nous. 242 00:20:21.180 --> 00:20:24.660 C'est vrai qu'on a l'impression que les mots qu'on a à disposition 243 00:20:24.860 --> 00:20:30.800 ne vont pas coïncider avec la densité de réel qu'il y a dans son cinéma, 244 00:20:31.000 --> 00:20:33.060 c'est donc un défi passionnant. 245 00:20:41.300 --> 00:20:46.460 L'intérêt d'une rétrospective, c'est qu'on peut rentrer dans le cinéma, 246 00:20:46.660 --> 00:20:50.300 dans la filmographie, par un point non chronologique et 247 00:20:50.500 --> 00:20:55.160 se laisser happer par tel ou tel fil, que ce soit par exemple celui de 248 00:20:55.360 --> 00:21:00.900 la couleur, j'ai envie de recommencer ma vision du cinéma de Weizmann 249 00:21:01.100 --> 00:21:04.620 à partir de The Store, son film de 1980 qui est son premier 250 00:21:04.820 --> 00:21:07.640 en couleur et qui se passe dans un grand magasin de Dallas, 251 00:21:08.920 --> 00:21:13.600 ça peut être une entrée formelle comme ça, comme ça peut être l'envie 252 00:21:13.800 --> 00:21:15.920 de voir ou de revoir tel ou tel lieu. 253 00:21:16.180 --> 00:21:19.420 Par exemple, est-ce que Central Park a beaucoup changé ou pas ? 254 00:21:19.620 --> 00:21:23.980 A priori non, c'est un parc, donc ça devrait être suffisamment 255 00:21:24.180 --> 00:21:28.360 stable, mais est-ce qu'on voit le passage du temps dans un lieu comme ça. 256 00:21:30.340 --> 00:21:35.420 Selon les moments, selon les envies, je pense que les films continuent 257 00:21:35.620 --> 00:21:39.660 de travailler et en 20 ans, à peu près le moment où j'ai commencé 258 00:21:39.860 --> 00:21:43.780 à voir ces films, je suis sûre qu'il s'est passé des choses à l'intérieur 259 00:21:43.980 --> 00:21:48.100 des films des années 60, des années 70 et que je vais les 260 00:21:48.300 --> 00:21:51.140 redécouvrir d'une tout autre façon aujourd'hui. 261 00:21:58.360 --> 00:22:03.160 Il m'arrive souvent, en voyant un film de fiction, de voir passer 262 00:22:03.360 --> 00:22:07.640 un documentaire de Weizmann, une situation dans un film de Weizmann, 263 00:22:07.920 --> 00:22:11.240 puis elle s'échappe et je me dis non, que c'est une forme d'hallucination 264 00:22:11.440 --> 00:22:12.200 critique. 265 00:22:12.580 --> 00:22:18.880 Pourtant, dans Shutter Island de Martin Scorsese, j'ai vraiment reconnu 266 00:22:19.080 --> 00:22:25.200 des plans de Titicut Follies ou dans un film beaucoup plus ancien 267 00:22:25.400 --> 00:22:28.080 comme De l'influence des rayons gamma sur le comportement des 268 00:22:28.280 --> 00:22:32.720 marguerites de Paul Newman où il fait jouer sa propre fille adolescente, 269 00:22:33.160 --> 00:22:36.800 j'ai vraiment cru voir High School qui a été tourné quelques années 270 00:22:37.000 --> 00:22:37.900 auparavant. 271 00:22:38.840 --> 00:22:42.460 On pourrait dire que dans High School, il y a les germes du teen movie 272 00:22:42.660 --> 00:22:47.000 par exemple, avec tout ce qu'il y a de romanesque, de cinéma 273 00:22:47.200 --> 00:22:49.540 d'initiation, y compris amoureuse. 274 00:22:49.820 --> 00:22:54.140 On a l'impression qu'il y a une circulation du cinéma de Weizmann 275 00:22:54.560 --> 00:23:00.220 indissociable du fait qu'il ait radiographié l'Amérique. 276 00:23:00.680 --> 00:23:04.680 En réalité, est-ce que c'est son cinéma qui s'est répandu dans le 277 00:23:04.880 --> 00:23:07.580 cinéma des autres Américains qui l'auraient regardé ou, 278 00:23:07.780 --> 00:23:12.060 au contraire, le fait que c'est la société américaine qui rentre 279 00:23:12.260 --> 00:23:15.360 par tous les ports du cinéma américain, c'est difficile à dire. 280 00:23:15.560 --> 00:23:19.120 Aujourd'hui, son œuvre est quand même de plus en plus connue, 281 00:23:19.320 --> 00:23:21.020 y compris des cinéastes de fiction. 282 00:23:21.500 --> 00:23:26.500 Par exemple, dans Le Mal n'existe pas, le film du japonais Ryūsuke Hamaguchi, 283 00:23:26.840 --> 00:23:30.940 il y a une séquence très longue à l'intérieur d'un glamping, 284 00:23:31.140 --> 00:23:36.540 un camping glamour qui est en train de se préparer dans une toute petite 285 00:23:36.740 --> 00:23:38.360 communauté rurale du Japon. 286 00:23:38.560 --> 00:23:43.060 Il y a une réunion dans laquelle les habitants sont confrontés à 287 00:23:43.260 --> 00:23:46.920 la société qui va implanter ce complexe touristique. 288 00:23:47.500 --> 00:23:50.460 La réunion dure tellement longtemps, elle est tellement précise dans 289 00:23:50.660 --> 00:23:55.260 les interactions des habitants avec les espèces de représentants en 290 00:23:55.460 --> 00:23:59.760 carton qui sont venus faire l'article pour le nouveau camping, 291 00:23:59.960 --> 00:24:04.720 qu'on pense forcément au travail de Weizmann dans plusieurs films, 292 00:24:04.960 --> 00:24:09.100 par exemple State Legislature où il montre l'élaboration d'une loi 293 00:24:09.300 --> 00:24:15.540 ou City Hall où des habitants sont confrontés à l'arrivée d'un magasin 294 00:24:15.740 --> 00:24:18.780 de cannabis dans leur quartier qui les inquiète beaucoup.